Les recherches sur la confiance connaissent deux pics historiques qui se manifestent par une forte croissance des publications sur le thème : les années 1973-1976 et 2007-2010. Le fait que ces deux périodes correspondent à des moments de crise ne relève pas du hasard : on s’intéresse à la confiance quand on constate qu’elle fait défaut, quand il y a urgence à trouver les moyens de la réactiver. En somme, les bouffées de méfiance et de défiance forcent alors les sociétés à s’interroger sur ce qu’est la confiance, avec l’ambition de la restaurer.
Ce premier paradoxe, qui n’est qu’apparent, en appelle un autre, tout aussi intéressant. L’exhibition de la confiance, son institutionnalisation sous des formes diverses, notamment celle du contrat, sont le signe que le sentiment de confiance s’est évaporé : nous vivons aujourd’hui un « désenchantement de la confiance » (Gloria Origgi, p. 9) qui force les acteurs économiques, politiques, sociaux, à rendre des comptes, à contractualiser toute relation humaine de façon à tenter d’éteindre la méfiance des citoyens et des consommateurs. Ce constat conduit à bien différencier d’un côté la régulation des relations humaines sous les traits d’engagements divers, d’un autre côté le sentiment de confiance ressenti au niveau interpersonnel. Plus le second fait défaut, plus la société produit la première. De là à penser que la confiance n’est sincère et véritable que lorsqu’elle n’a pas besoin de s’exhiber, il n’y a qu’un pas. Son affichage systématique témoigne en tout cas d’une crise et, paradoxalement, nourrit la méfiance des citoyens.
De très nombreuses disciplines des sciences humaines se sont penchées sur cette problématique. Les plus représentées sont par ordre décroissant la sociologie, l’économie, la psychologie, l’anthropologie et la philosophie, ces différentes approches étant souvent très perméables les unes aux autres. Nous en présentons ici les principaux apports.
Confiance et lien social : approche anthropologique
Depuis les années 1970, les chercheurs en sciences sociales s’accordent à définir la confiance comme « le terreau du lien social ». Cette métaphore horticole employée par l’économiste et anthropologue italien Roberto Camagni insiste sur le caractère fructueux, productif, de la relation de confiance. Celle-ci, présente dans les liens familiaux ou culturels, explique selon lui, dans toutes les sociétés, le processus d’agglomération. Pas de société sans confiance, donc. Pas d’urbanisation (regroupement des individus selon la logique de la division des tâches et des compétences), et pas d’urbanité non plus, c’est-à-dire pas de polissage des comportements lié à la fréquentation d’autrui. D’un point de vue anthropologique, le besoin de confiance doit se lire à travers le besoin d’information. Autrui est fondamentalement perçu comme un moyen d’accéder à des connaissances que l’on n’a pas. Sans la médiation des autres, peu de choses nous seraient accessibles. L’idée même de société s’élabore donc sur ce constat d’une nécessaire complémentarité des individus. Si j’accepte le risque de la relation à autrui, c’est parce que ce qu’il me donne est au moins aussi important que le risque que je prends en lui faisant confiance. « Divers membres d’une société contrôlent divers ensembles de savoirs dont tout le monde a besoin pour s’orienter dans ses actions, étayer ses connaissances et produire du savoir nouveau » (Origgi, p. 34).
L’efficacité de la relation de confiance : approches sociologique et économique
Les approches sociologiques s’accordent pour définir l’apport principal de la relation de confiance : celle-ci permet la mise en cohérence des intérêts individuels et de l’intérêt collectif. Comme individuellement chaque acteur gagne à l’organisation collective, alors le bien-être général augmente : il n’y a pas de coordination possible sans cette confiance dans le collectif. Travailler pour l’ensemble du groupe (ou de l’entreprise), c’est augmenter mon propre bien-être. Au contraire, en situation de méfiance ou de défiance, on assiste chez tous les acteurs à un repli sur les intérêts particuliers. Le contexte politique récent, au niveau européen par exemple, en offre une illustration éclatante.
Grâce à la confiance, les engagements mutuels que l’on prend facilitent la coopération car ils permettent de déboucher sur ce que les sociologues appellent des « régularités de comportement », qui ne sont autres que des normes de morale et d’action : systèmes de valeurs, règles, formalisées ou non, routines. L’adhésion à des valeurs communes va permettre de sceller une relation de confiance ; les routines, elles, vont l’installer dans la durée, la stabiliser en confortant l’espace relationnel ainsi créé.
La valeur ajoutée d’une relation de confiance entre acteurs, dans le cadre d’une action collective, repose sur une harmonisation des comportements qui aura quatre effets, identifiés par les études de Claude Dupuy et André Torre (p. 69) : faciliter la circulation des idées, des savoir-faire et des connaissances ; clarifier les objectifs communs et les problèmes collectifs à résoudre ; systématiser la recherche de solutions alternatives en cas de difficulté ; favoriser l’adhésion des acteurs aux solutions élaborées en commun dans un principe de cohésion. Se mettent ainsi en place des cercles vertueux qui instaurent un « climat de confiance » et un certain optimisme qui dynamise l’action.
Ces éléments font dire à l’économiste Kenneth Arrow que la confiance est « le lubrifiant des relations sociales » (Arrow, p. 23). Elle permet de reconnaître des enjeux communs et de se les approprier. L’approche d’Arrow est importante dans la mesure où elle fait sortir la confiance de ses seules dimensions psycho-sociologiques pour tenter d’en mesurer l’efficacité économique. La confiance est directement productrice de valeur en ce qu’elle facilite la coordination entre les acteurs, à deux niveaux particulièrement importants : la circulation de l’information et la diffusion des innovations. L’efficacité économique de la confiance repose donc en grande partie sur sa dimension cognitive. La transmission des savoir-faire apporte de la compétitivité supplémentaire et une meilleure connaissance de l’environnement économique global.
La confiance et le bien-être de l’individu : approche psychologique
Les études psychologiques reprennent à leur compte, en les approfondissant, les acquis de l’anthropologie sur la relation à l’information. Elles mettent en évidence que le besoin de confiance se définit au départ comme un état de faiblesse, de vulnérabilité du sujet. Si j’ai besoin de faire confiance, c’est que je suis conscient de mes insuffisances et que je reconnais le besoin d’être « complété » par l’apport d’autrui. Ce mécanisme psychologique conduit tout individu à assumer le risque de la confiance : je me soumets à la compétence d’autrui car je n’ai pas en moi-même les armes suffisantes pour agir seul. Symboliquement, je vais donc donner à autrui un pouvoir sur mes propres actions, ce qui produit un « abandon » à autrui d’une rare intensité. La relation de confiance se donne comme essentiellement asymétrique.
Mais ce risque est immédiatement contrebalancé par ce que donne effectivement à l’individu la confiance accordée à autrui. En effet, la spécificité d’une relation de confiance tient dans sa capacité à opérer une réduction des incertitudes autour des acteurs. D’où un sentiment de confort qui est d’autant plus important qu’il existe entre partenaires un socle commun de connaissances, une vision du monde, des valeurs, des normes communes. Ce sentiment peut s’avérer proprement libératoire dans la mesure où il vient à bout des résistances naturelles de l’individu.
Dès lors, installer une relation de confiance suppose d’agir sur deux leviers majeurs, au premier rang desquels la transparence. L’une des plus grandes incertitudes pour l’individu est la carence d’information ou la mauvaise qualité des informations reçues. Ces deux défauts instillent un doute aisément résumable à travers la formule bien connue : « on nous cache tout, on ne nous dit rien ». D’où une exigence d’information à la fois qualitative et quantitative. L’information devient une monnaie d’échange qui va permettre à chacun des acteurs en partenariat de jauger l’autre. Si l’acteur 1 recueille une information suffisante de l’acteur 2 à qui il fait confiance, alors il agira même s’il est dans un contexte d’incertitude. Ainsi la confiance et le niveau d’information vont-ils augmenter la prise de risque et favoriser l’innovation.
Deuxième levier d’une relation de confiance : les routines. La méfiance naturelle de l’individu provient souvent d’une imprévisibilité forte des situations, perçue au pire comme un danger, au mieux comme un risque. La confiance permet d’installer la relation dans un réseau d’habitudes, de rappels, conscients ou inconscients, qui vont installer une familiarité entre acteurs : une longue fréquentation contribue à diminuer l’imprévisibilité des autres. Selon les observations d’Anthony Giddens, la confiance est le produit des habitudes entre les acteurs : « La routine, tout ce qui est accompli de façon habituelle, est un élément de base de l’activité sociale de tous les jours. La routinisation est essentielle aux mécanismes psychologiques qui assurent le maintien d’une relation de confiance » (Giddens, p. 33). Cette habitude routinière permet en effet d’entretenir des référents communs qui deviennent des ressources que les acteurs peuvent mobiliser lorsqu’ils sont en conflit ou qu’ils négocient. Grâce à ce mécanisme psychologique, même dans les phases de tension, ce qui rapproche les acteurs est plus important que ce qui les oppose, ce qui empêche le conflit d’avoir des conséquences désastreuses. La relation de confiance est donc éminemment pacificatrice.
Le paradigme de l’éthos : approche philosophique
La notion aristotélicienne d’éthos est l’une des plus opérantes pour éclairer la relation de confiance. Philosophiquement, l’éthos est l’image de soi qu’un acteur A construit dans son discours pour exercer une influence sur un acteur B. Cette présentation de soi à travers l’interaction nourrit le rapport à la preuve sur lequel repose toute crédibilité. L’éthos se divise en deux catégories qui, bien que distinctes, peuvent s’articuler en une combinatoire qui définit un discours « digne de foi ». D’un côté, un certain nombre de vertus morales de l’acteur A, vertus identifiables dans ce qu’on appellerait aujourd’hui la réputation ; ce premier éthos préexiste à l’acte de communication et repose sur l’autorité individuelle et institutionnelle de l’acteur. De l’autre, une dimension sociale du discours dans lequel l’acteur A s’exprime d’une façon appropriée à sa « place » dans la société et au positionnement qu’il souhaite y adopter. La première catégorie relève d’une crédibilité établie en dehors du discours porté par l’acteur ; la seconde produit une crédibilité établie au sein même du discours, à travers ce que les linguistes on appelé un « portrait discursif ». Les philosophes et linguistes qui ont poursuivi la réflexion en ce sens (voir notamment les travaux de D. Maingueneau) ont établi la nécessité pour un énonciateur de légitimer son discours en s’octroyant une position institutionnelle à travers un rapport au savoir et une « scénographie » propre : la mise en scène du discours, avec recours éventuel à des postures, des stéréotypes, des représentations collectives, crée un « éthos discursif » qui se combine à un « éthos prédiscursif » (représentation de l’acteur antérieure à sa prise de parole, i.e. réputation, valeurs morales, etc.). Crédibiliser un discours, c’est souvent consolider le second à l’aide du premier. Inspirer confiance revient dès lors à mettre en cohérence ces deux éthos. Cependant, chez Aristote, l’éthos demeure la production d’une image de soi « construite », et non le reflet de la personne réelle de l’acteur… Chez les philosophes postérieurs en revanche, il se confond avec cette personne réelle. Lorsqu’une marque communique sur son identité, elle tente précisément d’articuler ces deux types d’éthos : elle prend position dans la société à travers son discours, et ce discours nourrit sa réputation, sa crédibilité, en dehors même et au delà du discours tenu.
L’approche philosophique, depuis le 18e siècle, a également proposé une lecture de la confiance à travers le prisme de l’intérêt. Adam Smith est le premier représentant de cette école de pensée, Russel Hardin en est le dernier. L’idée principale est ici que, pour faire confiance à un acteur B, un acteur A doit être persuadé que B a intérêt à prendre en compte l’intérêt de A. Si l’on transpose cette idée dans le champ de la relation commerciale entre une entreprise et un consommateur, elle devient déterminante : l’intérêt de l’entreprise tient dans son simple désir de voir se poursuivre la relation jusqu’à l’acte d’achat et au delà (fidélisation, aura de la marque, etc.). Il doit donc y avoir une « imbrication d’intérêts » (Hardin) pour que la confiance surgisse et qu’elle se maintienne, à la condition bien sûr qu’il existe un équilibre entre les intérêts de l’organisation et ceux de l’individu.
Les différentes approches philosophiques relèvent enfin de façon commune que la confiance est un phénomène qui s’auto-engendre et qui s’auto-nourrit. Un acteur cherche à mériter la confiance d’autrui parce qu’il sait que cette confiance augmente ses possibilités de conclure d’autres relations de confiance à l’avenir. On retrouve ici, au cœur du dispositif, la notion de réputation. Etre « digne de foi » intervient comme une promesse pour l’avenir et va dans le sens de mon intérêt. Pour l’entreprise, cet intérêt s’appelle la fidélité du consommateur, c’est-à-dire l’espoir d’une pérennisation de la relation.
Un « désenchantement de la confiance » ?
La question de l’intérêt paraît se situer au centre de ce que l’on appelle aujourd’hui la « crise de confiance » de nos sociétés. Le système économique qui règne sans partage sur l’économie mondiale a instauré une totale dissymétrie des intérêts là où la confiance s’établissait sur leur équilibre. Comment en effet accorder crédit à une organisation ou à un autre individu dans un système qui privilégie l’intérêt économique au détriment de tout autre intérêt ? La soumission totale de la société aux valeurs triomphantes du gain instille désormais un doute sur le lien qu’une organisation tente de nouer avec un citoyen ou un consommateur. Ces derniers deviennent systématiquement méfiants à l’égard d’une farce dont ils paraissent être les dindons : le service, le bien-être d’autrui, la prise en compte des intérêts du consommateur apparaissent comme autant de récits écrits par les puissances économiques pour faire croire à une symétrie des intérêts là où l’individu se sent plus que jamais en position de faiblesse. Les crises récentes autour de certains laboratoires pharmaceutiques, par exemple, en offrent une cuisante illustration : la commercialisation d’un médicament dont les promoteurs connaissaient depuis des années la nocivité ne peut que rompre une relation de confiance puisque les intérêts du consommateur, ici du patient, sont ouvertement bafoués au nom de la rentabilité d’un marché.
Plus largement, l’extension continue de la sphère marchande à des secteurs habituellement « désintéressés » (les services publics, ouverts à la concurrence, l’éducation, etc.) a pour effet mécanique de restreindre le champ de la confiance : toute action se voit accusée de receler une « arrière-pensée » qui fait passer la moindre attention à autrui pour un simulacre masquant en réalité un utilitarisme pécuniaire.
C’est pourquoi l’expression de Michela Marzano, qui parle de « désenchantement de la confiance », semble plus appropriée que le simple terme de « crise » pour décrire le phénomène que nous connaissons ces dernières années. Si crise il y a, elle est de nature morale. Le consommateur se voit aujourd’hui comme le jouet d’une économie largement dématérialisée, gérée par des centres de décision lointains et abstraits dont il ne saisit ni les logiques ni les contours. La perception d’une économie déshumanisée enfonce un coin dans la relation de confiance puisque, précisément, c’est la relation elle-même qui est en crise. S’ajoute à ce phénomène la surabondance consumériste et, corollairement, publicitaire. La nécessité permanente de solliciter le consommateur pour conquérir de nouveaux marchés pervertit la relation que l’on peut entretenir avec lui, comme le décrit le philosophe Bernard Stiegler : « pour vendre les objets produits à très grande échelle, il faut produire à la fois les objets et le désir qui va les faire consommer alors qu’on n’en a pas besoin. Il faut donc détourner la croyance et la fidélité de toute autre valeur pour les tourner vers la consommation » (B. Stiegler, in Francou et Kaplan, dir., rapport FING, p. 10). Cette injonction consumériste aboutit à envisager l’individu comme un rat de laboratoire qu’il faut disséquer, panéliser, segmenter, percer à jour, surveiller, ce qui induit une dissymétrie plus forte encore de la relation qu’on lui impose. Sans cesse observé, reconnaissant toujours sa faiblesse dans son incapacité de rendre la pareille, le consommateur répond à l’organisation par de la méfiance, voire de la défiance, du désenchantement, du cynisme. Ce mécanisme est très sensible sur le terrain politique aussi bien qu’économique (notamment dans les secteurs bancaire et publicitaire, particulièrement touchés). La défiance s’exprime alors souvent à travers une accusation semble-t-il définitive : « c’est de la com’ ». Manière d’envoyer au rebut un discours que l’on perçoit plein d’arrière-pensées inavouées. Manière aussi de se valoriser socialement sous les traits de « celui à qui on ne la fait pas » : force est de constater que l’attitude méfiante est aujourd’hui perçue comme celle du citoyen « malin », qui échappe au système. La défiance crée ainsi des nouveaux comportements normatifs et d’une certaine manière, fédère une communauté autour d’elle.
Confiance, méfiance et défiance : quelques nuances
La confiance, on l’a vu, se définit comme un état de faiblesse assumé consistant pour l’individu à croire sans savoir. La méfiance, elle, est le produit de la peur : elle émane directement de ce vertige créé par la prise de risque que suppose la posture de confiance. Dès lors que la perception du risque excède le gain escompté, alors la méfiance l’emporte sur la confiance. La méfiance nourrit donc une certaine paranoïa : l’individu est traversé par le soupçon constant qu’on le trompe, qu’on le manipule. Où qu’il se tourne, le complot n’est jamais loin. Mais la méfiance donne lieu à un comportement prudent, attentiste voire pusillanime, ce qui n’est pas le cas de la défiance. La défiance se définit comme une attitude active de défi vis-à-vis d’autrui. Alors que la méfiance se nourrit du doute, la défiance se nourrit du rejet : elle affirme une volonté de prendre ses distances, dans un sursaut du moi pour affirmer sa liberté et son autonomie de pensée. Au contraire de la méfiance, la défiance est créatrice d’un état de réflexion qui doit décider ou non d’un engagement.
Dans leur ouvrage intitulé La société de défiance, Yann Algan et Pierre Cahuc montrent que la défiance est un phénomène qui, s’il n’est pas spécifiquement français (on la retrouve beaucoup dans des pays méditerranéens comme L’Italie, la Grèce, la Turquie), marque tout de même fortement notre territoire national : « les Français sont plus méfiants, en moyenne, que la plupart des habitants des autres pays développés » (Algan et Cahuc, p. 18). Pour eux, la seconde guerre mondiale est la grande cause historique de ce sentiment général, car le pays est alors traversé par la culture de la trahison que représentent le régime de Vichy et la collaboration. La mentalité française, selon les deux auteurs, a été très affectée par cette période où, précisément, personne ne pouvait se fier à personne, où les dénonciations, les traîtres et les faux amis étaient légion. Mais leur ouvrage, outre la mise en évidence de cette cause originelle, met en évidence deux éléments qui méritent d’être mentionnés. D’une part, le lien entre sentiment de défiance et incivisme : en effet, dans cette somme de données que sont les enquêtes du World Values Survey, qu’ils exploitent abondamment, les deux analystes font ressortir que les Français sont les plus nombreux à trouver normaux des comportements qui ne respectent pas les règles de vie en société, notamment la corruption. D’autre part, les auteurs établissent un lien entre le corporatisme, l’étatisme et le sentiment de défiance dominant qui caractérisent la France d’après-guerre. Selon eux, l’étatisme empêche le citoyen français de faire confiance au marché (p. 41), tandis que le corporatisme empêche de faire confiance à un système de promotion au mérite et non plus catégoriel.
Quoi que l’on pense de cette approche, on peut au moins s’accorder sur le constat suivant : selon le World Values Survey, les Français sont en bas de peloton lorsqu’ils répondent à la question : « Pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ? ». Seulement 21% des sondés déclarent faire confiance aux autres, trois fois moins que dans les pays scandinaves. Sur les 26 pays de l’OCDE recensés dans l’enquête, la France arrive au 24e rang.
Pour ce qui concerne l’univers marchand, il faut également opérer quelques distinctions et émettre quelques nuances. On constate en effet de fortes disparités entre des secteurs plutôt générateurs de confiance et d’autres plutôt créateurs de défiance. Deux variables entrent ici en ligne de compte : les crises liées à des événements d’actualité d’une part, la notion de « contrat de base » d’autre part. Quelques exemples : si le secteur bancaire est celui qui suscite le plus de défiance de la part des consommateurs, c’est parce qu’il a été massivement renfloué par de l’argent public en 2008-2009 sans jamais, comme l’a montré le documentaire Inside Job, remettre en cause ses pratiques. Nous sommes ici dans un cas où la défiance est générée par une rupture de contrat moral qui est ressentie tout à la fois par le citoyen (qui juge que le bien commun n’est pas respecté) et par le consommateur (qui a placé ses économies et se demande ce qu’on fait avec son argent). D’où l’importance de la notion de « contrat de base » pour comprendre ces mécanismes : alors que le citoyen sera sensible aux questions morales et de réputation pour accorder sa confiance, le consommateur se demandera surtout si le « contrat de base » entre l’entreprise et lui est respecté. Dans l’exemple des laboratoires Servier, le « contrat de base » est atteint par la défiance, car le produit médicamenteux est directement en cause ; il en va souvent de même avec tout ce qui touche à l’industrie alimentaire. Mais bien des cas se révèlent plus ambigus car ils créent une vraie schizophrénie entre le citoyen et le consommateur. Les retombées du débat sur le nucléaire après le tsunami au Japon en sont très symptomatiques : même si je peux juger en tant que citoyen que les conditions de sécurité étaient insuffisantes, que l’exposition des populations aux radiations est un scandale, je peux tout aussi bien, en tant que consommateur, défendre le nucléaire comme principal pourvoyeur d’énergie dans ma maison. Dans ce dernier cas, le « contrat de base » n’est pas atteint. On a constaté le même mécanisme avec la catastrophe de l’Erika ou avec les suicides dans les usines de Shenzhen : si je juge scandaleux que les plages aient été souillées par Total, je ne mets pas pour autant en doute la qualité de l’essence que je continuerai de prendre à la pompe ; si je trouve scandaleux qu’Apple ait fermé les yeux sur les conditions de travail désastreuses à Shenzhen, je continue de trouver mon Iphone formidable. On voit à travers ces exemples qu’il existe une échelle assez large entre les deux polarités opposées que sont la confiance et la défiance : la défiance ne devient critique que lorsque les deux parts de nous-mêmes, le citoyen et le consommateur, sont également impliquées.
Confiance horizontale, confiance verticale : approche des sciences de l’information et de la communication
Les sciences de l’information et de la communication portent d’abord un éclairage socio-historique sur le problème de la méfiance que peut ressentir un consommateur face à une parole souvent identifiée comme trompeuse, notamment dans un contexte marchand. Elles établissent que la nature même de la parole consiste à changer l’autre, à le transformer, et éventuellement à le manipuler pour modifier son comportement ou ses conceptions. Dès lors, dans la structure même de la communication se glisse un doute sur les intentions de celui qui porte le message. L’être humain, sachant qu’il est la seule espèce capable de mentir, se méfie naturellement des mensonges d’autrui. D’une certaine manière, la méfiance est donc aussi directement constitutive de notre humanité que notre capacité à tromper nos congénères.
Plus récemment, deux phénomènes ont attiré l’attention des chercheurs en sciences de l’information et de la communication car ils permettent de repenser, souvent à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues, les bases de la relation de confiance : la crise de confiance vis-à-vis des « autorités », notamment institutionnelles, et la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comme l’a montré Michela Marzano, toutes les instances habituellement porteuses d’un « discours autorisé », voire d’un « discours d’autorité » inspirant confiance, sont en crise. Ce que l’on pourrait appeler la « confiance verticale », véhiculée par des discours à la crédibilité institutionnelle, semble avoir vécu, tant s’exprime la défiance vis-à-vis des « autorités » (politiques, représentants, corps intermédiaires, enseignants, journalistes, marques, etc.). En revanche, on remarque de façon concomitante la montée d’une confiance « horizontale », non institutionnelle, qui substitue à l’habituelle logique de la preuve celle du témoignage. Ce nouveau type de confiance repose sur un rapport spéculaire entre acteurs : je me fie à l’avis d’autrui dans la mesure où celui-ci me ressemble. Ego et alter ego entrent ainsi en dialogue car ils sont le miroir l’un de l’autre.
Au cœur de ce double mouvement se placent les technologies de l’information et de la communication qui, sans en être la cause exclusive, en expliquent en grande partie l’articulation. Avant la généralisation d’internet, la confiance reposait sur la relation cognitive à autrui : j’utilisais ce dernier pour connaître une information qui était pour moi hors de portée. Dès lors que l’encyclopédie du monde se miniaturise à l’échelle d’un objet nomade, je deviens à tout moment et partout capable de mobiliser le savoir dont j’ai besoin. La démultiplication des sources aboutit à leur mise en concurrence générale, dans une sorte de course à la crédibilité. Non seulement l’autre devient un moyen parmi d’autres d’accès à l’information, mais surtout j’ai sur moi le moyen de vérifier ou d’infirmer ce qu’il me dit. L’accès permanent à l’information intervient dès lors comme une formidable machine de mise en doute et en concurrence des autorités, qui deviennent dès lors objets de suspicion. Ebranlement de la confiance verticale, et dans le même temps montée en puissance de la confiance horizontale : ceux qui m’aident à remettre en cause les discours « autorisés » forment un ensemble d’autres moi-même, contributeurs collaboratifs à une information accessible, perceptible à mon niveau car dépourvue de toute différenciation sociale liée à un jargon ou à un statut.
La grande force de cette horizontalité tient à ce qu’elle répond à la dissymétrie des intérêts par l’affichage du désintéressement. Le consommateur refuse d’être floué par des autorités qui se soucient peu de lui mais n’en veulent qu’à son argent ? Il va donc investir sa confiance dans une relation qui lui apparaît dépourvue d’enjeu financier et qui lui semble obéir au seul objectif de l’intérêt commun. L’idéologie de la gratuité, dominante sur internet, n’entre pas pour rien dans ce sentiment qui fait du réseau un moyen d’échapper au marché.
Ainsi explique-t-on qu’une même personne puisse éprouver une défiance tenace vis-à-vis de toutes les autorités qui l’entourent et une confiance parfois aveugle dans les discours lus ou entendus sur les sites collaboratifs. L’individu contemporain a dans sa vie de plus en plus d’occasions de faire confiance à n’importe qui, justement parce qu’il est n’importe qui : sur la plupart des sites collaboratifs, la crédibilité d’une voix tient à son identité de quidam. Dans cet univers horizontal, le savoir a fait place à l’opinion, et l’opinion d’untel ne vaut pas plus que celle de tel autre. Ce nouveau type de confiance fait évidemment l’impasse sur les infinies possibilités de manipulation de ces sites collaboratifs par les firmes, qui ont bien compris que se parer des atours du quidam donnait un lustre incomparable à ce qu’elles avaient à vendre. Combien de maisons de disques rédigent les premiers commentaires sur la sortie de tel ou tel album sur I-Tunes ? Combien d’hôtels rédigent eux-mêmes les avis de consommateurs sur Tripadvisor ? Combien de laboratoires pharmaceutiques écrivent eux-mêmes les avis concernant les médicaments sur les forums de Doctissimo ?
Sous l’effet des nouvelles technologies de l’information et de la communication, on constate donc moins une « crise de confiance » à proprement parler qu’une mutation de cette confiance. L’être humain semble constant dans son besoin d’accorder foi, crédit, légitimité à autrui ; mais il se choisit de nouveaux destinataires de sa confiance. Hier autorités institutionnelles, ces acteurs « dignes de confiance » sont aujourd’hui essentiellement des pairs.
En somme, l’ensemble des approches que nous avons parcourues ici peuvent se résumer dans la distinction faite en langue anglaise entre les deux acceptions de la confiance : trust et confidence. Il apparaît en effet que ces deux faces de la confiance s’articulent et font système. La confidence (traduite par Niklas Luhmann par « confiance assurée ») est le sentiment ressenti par l’individu que ses attentes à l’égard d’autrui ne seront pas déçues ; trust (traduite par « confiance décidée ») désigne plutôt l’acte par lequel, parce qu’il y a confiance assurée, l’individu décide de donner crédit à un tiers. Tout le problème de l’époque actuelle, notamment dans l’univers marchand, tient dans le fait que ces deux faces, indissociables en principe, sont en train de se scinder : dans un monde marqué par la défiance et le déclin des « autorités », c’est la confiance décidée qui est en crise, car c’est elle qui suppose un engagement impliquant une vraie prise de risque pour celui qui la donne. En revanche, on constate partout la permanence du besoin de confiance assurée : celle-ci demeure absolument vitale (on ne peut pas vivre sans former des attentes par rapport à autrui, sans quoi la vie humaine deviendrait un océan d’incertitudes), mais ne trouve pourtant plus de support pour s’exprimer. Le défi pour les marques aujourd’hui est sans doute de reprendre cette place laissée vacante par les instances qui hier s’imposaient comme des références. Car l’appétit de confiance de l’être humain ne pourra pas rester longtemps sans objet.
Bibliographie succincte
- Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, Editions ENS rue d’Ulm, 2007.
- Aristote, Rhétorique, I : 1356 a.
- Kenneth Arrow, Les limites de l’organisation, Paris, PUF, 1976.
- Roberto Camagni, nombreux articles sur le site scientifique qu’il dirige : http://www.economiaterritoriale.it.
- Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (Dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, entrées « Ethos » et « Portrait discursif », Editions du Seuil, 2002.
- Claude Dupuy, André Torre, « Confiance et proximité », Hermès science publications, Editions Lavoisier, 2004.
- Renaud Francou, Daniel Kaplan (dir.), Nouvelles approches de la confiance numérique, rapport FING et Fondation Télécom, 2010.
- Anthony Giddens, La constitution de la société, Presses Universitaires de France, 1987.
- Russell Hardin, Trust and Trustworthiness, Russell Sage, 2002.
- Niklas Luhmann, La confiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Economica, 1968.
- Vincent Mangematin et Christian Thuderoz (dir.), Des mondes de confiance, CNRS éditions, 2003.
- Michela Marzano, Le contrat de défiance, Grasset, 2010.
- Denis Muzet, La croyance et la conviction, Editions de l’Aube, 2007.
- Gloria Origgi, Qu’est-ce que la confiance ?, Vrin, 2008.
- Alain Peyrefitte, La société de confiance, Odile Jacob, 1995.
- Albert Ogien et Louis Quéré (dir.), Les moments de la confiance, Economica, 2006.
- Louis Quéré, « La structure normative et cognitive de la confiance » in Réseaux, n° 108, 2001.
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